Dans le village le quand dira t-on va bon train, il n’y a pas que le Docteur Melchior qui est visé par la vindicte publique. C’est même le sport favori de certaines ou de certains à table ou pendant les veillées au coin du feu.
Les mauvaises choses racontées par les uns ou par les autres ont souvent des origines qui remontent à l’enfance, les surnoms et les moqueries s’inventent dans les cours de récréation.
“ Bec d’anguille“ est un personnage incontournable. En réalité, il s’appelle Antoine. Le père Antoine est sec comme un vieux cep de vigne rudoyé par le temps. Il s’exprime difficilement et ouvre plusieurs fois la bouche avant que ne sortent les premiers sons.
Cette infirmité dure depuis son adolescence. Les charentais présentés souvent comme des rustres sont en réalité des finauds. Ils ont l’œil acéré, l’esprit vif et fort porté sur la plaisanterie. Ils ont remarqué, ses lèvres arrondies en cul de poule qui s’ouvrent et se referment en attendant, que l’idée émise par sa cervelle se
Concrétise, en sons audibles.
Il aurait pu être comparé à un poisson sorti de son aquarium, cherchant à retrouver sa respiration hors de l’eau. Un petit malin du village dont personne ne se souvient le surnomma : Bec d’anguille.
Le temps passa, le Père Antoine est devenu adulte, il est plus connu sous son sobriquet que sous son propre nom. Se voyant la risée de tous, il devient l’ennemi de guerre du genre humain et la déclare à tout ce qui se trouve sur son chemin.
La pierre du champ, le chat qui s’aventure sur ses terres, le chien qui aboie à son approche, les oiseaux de proies qui planent au-dessus de sa tête, sa vielle jument qui n’en peut plus, et même sa vielle femme qui ne resta toute sa vie rien que sa servante…
Il ne faisait des “bulles” que pour lancer des anathèmes. Il s’enferme dans sa propriété comme dans un château fort, s’entoure de grilles et de barbelés, ne sort que pour aller dans ses vignes qu’il soigne par contre consciencieusement.
Ce poisson ayant horreur de l’eau, il boit en solitaire. Seuls, quelques privilégiés peuvent encore s’enhardir sur ses terres. Ils sont de temps en temps invités à boire un coup. Ils doivent goûter les différentes récoltes, buvant dans un verre plus ou moins crasseux, rincé au robinet de la barrique, et subir pour finir, le coup de grâce du cognac de la maison, chargé d’éliminer définitivement les microbes.
La tête enfumée et prise par les vapeurs d’alcool, ils peuvent alors faire chorus avec Antoine sur la bêtise et la méchanceté des uns ou des autres. Tous y passent même ceux qu’ils ne connaissent pas. Le principe de base est simple, toujours le même. Ce sont les fameux « – on m’a dit que…. Ya qu’à, moi je sais que… »
Sa propriété s’ouvre ou se ferme par une belle grille en fer forgé dont la peinture a disparu, le métal est érodé par la pluie, le vent, le soleil et temps. La rouille a depuis longtemps envahi les morceaux de métaux qui la composent. L’entrée donne sur un petit chemin qui descend en pente douce vers un petit ruisseau en franchissant un pont qu’il a barricadé afin que nul autre ne puisse le franchir sans son autorisation qu’il ne donne jamais.
Le chemin serpente à travers les jardins de cultures maraîchines. Selon ses dires, il lui appartient, mais en réalité il est libre et les propriétaires jardiniers ont droit de passage afin d’accéder à leurs asperges, leurs carottes, leurs poireaux et autres salades que chacun cultive avec amour, tendresse et gourmandise. Leurs jardins, c’est leur fierté.
Le père Valentin est propriétaire d’un de ces jardins. Il est l’ennemi juré de Bec d’anguille qui le lui rend bien. Les deux compères ne manquent pas d’échanger des propos amers et injurieux quand ils leur arrivent de se croiser.
Au printemps, le père Valentin a décidé de planter des arbres fruitiers qu’il vient d’acheter à la coopérative agricole. Il les charge sur sa charrette et se rend à son jardin pour les planter. Arrivé à son jardin, Il prend le temps de discuter avec son voisin avant de les décharger, ce que voyant Antoine, jaloux comme une teigne, décide d’aller lui poser quelques problèmes.
Il attelle cocotte sa jument, franchit le pont et se pointe sur le chemin, arrivé à la hauteur de l’attelage du Père Valentin, le passage est bloqué. Rouge de colère il s’écrie:
« – Faut que tu dégages d’ici à ct’heure, bondiou de paysan crotté, t’y vois pas que tu bouches le passage
Le Père Valentin :
« – Du calme, le Père, lui rétorque l’autre n’ayant pas envie de bouger sa charrette pour le moment, il faut d’abord que je décharge mes arbres.
Bec d’Anguille la bouche ouverte parvient à articuler des sons qui ressemblent à :
« – O y a oun’ bon’heure qu’ t’es là feignant, tu la déchargeras ben tout à l’heur, fait reculer ta bourrique bon diou, il faut que j’passe. Y travail aussi moer.
Le Père Valentin :
La moutarde monte au nez Valentin qui s’écrie dans le même langage châtié :
« – J’ t’emmerd’ vieux con ! T’attendras qu’ j’ai fini ! Bondiou d’merde de con »
Bec d’ anguille entendant le père Valentin l’insulter devient ivre de rage et à vrai dire n’attendait que ça:
« – Ah bon beh on va voueir çà, J’ vas la faire reculer ta bourrique’ moer, tu vas vouer !
Et, dressé sur sa charrette, Bec d’anguille bloque le frein en tournant rapidement la manivelle à portée de sa main, les mâchoires de bois enserrent la roue qui se bloque aussitôt.
Il tire sur le mors de son cheval lui faisant se redresser la tête vers le haut, il a le regard apeuré par la douleur, mais sa croupe reste ferme. La pauvre bête s’immobilise, son chariot s’est mis en travers du chemin.
Tout passage d’un côté comme de l’autre est devenu désormais impossible. Le Père Antoine se saisit de son fouet et par-dessus sa vielle jument, il essaye de frapper le cheval ennemi pour qu’il se mette à avancer.
Voyant cela, Valentin ne fait qu’un bond sur sa charrette, il bloque à son tour les roues en serrant ses freins. En geignant les mâchoires de bois bloquent les roues. Les deux charrettes se retrouvent immobiles, face à face. Il arrache son fouet de son support et le fait tournoyer au-dessus de sa tête, le détend, et d’un coup sec cingle l’air en direction de son adversaire dans un claquement sec ressemblant à celui d’une branche sèche qui se casse, tout en vociférant à son tour :
« – Fils de put’ tu vas vouer ! »
La joute devient de plus en plus virulente à chaque seconde… Aucun des combattants ne cède un pouce de terrain et chacun de tourner, de s’allonger, de claquer du fouet. Le combat des deux hommes est titanesque, les pieds écartés pour mieux se tenir debout, chavirant à droite, à gauche, essayant de se déséquilibrer en fouaillant de toutes leurs forces. Les deux bêtes impassibles au tumulte sont collées l’une à l’autre, tête contre flanc, attendant patiemment la fin du combat.
André est dans son jardin pas très loin du petit pont. Il est alerté par les cris et les claquements des fouets, il se précipite muni d’une fourche afin de séparer les adversaires et essaie d’attraper les fouets qui s’emmêlent en admonestant les combattants.
André :
« – Arrêtez, ça va mal finir. Que le plus intelligent se retire le premier. Que le moins bête recule. »
Afin de les persuader, il ne cesse de répéter :
« – Que le plus intelligent recule. »
Mais aucun des deux belligérants ne l’écoute.
Les épaules sans doute ankylosées par leurs efforts, les deux adversaires finissent par se calmer et peu à peu le combat baisse d’intensité et s’arrête. Le père Valentin plus docile consent enfin à reculer et à libérer le passage.
Antoine n’a même pas la force de triompher. Ayant ouvert deux ou trois fois le bec pour reprendre un peu d’air, il se contente, tel Ben-hur juché sur son char en vainqueur de continuer son chemin, pendant que derrière, le Père Valentin s’y réinstalle aussitôt que Bec d’Anguille s’en est allé.
André décide de l’aider à décharger ses arbres pour aller plus vite. Il le complimente pour avoir eut l’intelligence de céder devant la bêtise de son adversaire. Ils s’en vont, une fois le travail terminé, arroser l’événement au bistrot de la place. Au fur et à mesure que les verres se vident et se remplissent, le combat des deux protagonistes du petit pont devient la légende des siècles.
Les boules lumineuses,
L’autre histoire du Père Valentin…
Épisode 5.
À 80 ans passés, il répugne toujours autant à parler de sa boule lumineuse. Il a eu deux enfants dont Marie-Ange, une très belle femme qui épousa André, le boulanger du village. Ils eurent aussi deux enfants dont Béatrice répondant au sobriquet de Tapioca.
Le Père Valentin a toujours l’esprit clair et l’œil vif et pense que son histoire aurait fait perdre son latin à plus d’un. Il ne la racontera que bien plus tard, tant il avait peur de passer pour un farfelu, un menteur ou un atteint de démence passagère.
Au début de l’hiver 1948, Il fait régulièrement le tour de ses clients afin d’évaluer les récoltes, d’en fixer le prix pour l’année suivante. Toutes ces choses ne se font pas au cours d’une seule entrevue. On se revoit plusieurs fois. Un soir, il prend son vélo et se dirige vers la ferme du Père Mathieu afin de poursuivre les négociations entamées.
Le père Mathieu travaille en famille avec sa femme, ses deux fils, sa bru et au besoin ses petits-enfants qui l’aident à rentrer les vaches, les moutons et les cochons. Ils travaillent dur et ils se couchent tard dans cette ferme. Il faut venir à l’heure du repas pour pouvoir parler. La discussion et le repas se prolongent souvent tard dans la nuit. Le Père Valentin se souvient qu’il est au moins minuit quand il quitte la ferme.
Il roule tranquillement sur le sentier qui le mène en pente douce vers une petite rivière qu’il doit franchir par un pont vermoulu mitoyen d’un bois de bouleaux. À cette saison, ils ont perdu toutes leurs feuilles. Le père Valentin a tout à coup une drôle d’impression, comme celle d’être poursuivi. Il appuie sur les pédales pour aller plus vite en tournant la tête pour voir si rien d’inquiétant ne se produit.
Il n’est pas trouillard, simplement fort en gueule, toujours prêt à en venir aux mains. Mécréant s’il en fut, il ne s’en laisse pas conter, il est toujours là, présent quand il y a des coups durs.
Il regarde une dernière fois derrière lui, et aperçoit une énorme boule lumineuse qui dévale la pente. Elle déborde du sentier et le Père Valentin estime qu’elle peut avoir dix à quinze mètres de large.
Parfaitement ronde, elle roule sur le sol comme le ferait une énorme boule-de-neige, dévalant une pente enneigée. Elle passe sans encombre au travers des arbres et des haies qui bordent le chemin. Absolument terrifié, le Père Valentin met pieds à terre, il ne songe même pas à fuir, courageux il veut faire face, pensant qu’elle lui veut du mal. On dit tellement de choses…
Un instant il croit à une farce. Il veut en avoir le cœur net. Il s’arrête, fait face à l’intrigante et l’attend de pied ferme. Elle le rattrape et l’enveloppe complètement. Il se trouve aussitôt baigné dans une lumière blanche, ni chaude, ni froide, qui ne lui fait d’abord aucun effet et surtout aucun mal.
C’est immatériel, irréel, mais pourtant c’est vrai. Puis, quelque chose monte en lui, il se sent envahi de forces peu communes, comme si la boule de lumière l’investit de pouvoirs surnaturels, de force inédite dans une douceur immatérielle qui pénétrerait dans chaque pore de sa peau.
Durant un temps qui lui paraît assez long, il se trouve au centre de cette lumière intense, prisonnier tout en extase. Puis, comme elle est venue, elle s’échappe de son corps et repart dans un silence complice, discret satisfaite de cette rencontre pleine d’à propos. Elle continue son chemin, en roulant vers le petit-bois, bondissant dans l’herbe, traversant les troncs et les branches, sautant par-dessus les fossés, mais en gardant toujours sa forme arrondie et lumineuse. Puis, elle se perd dans le lointain sans qu’il ne puisse définir ni où ni comment.
Pétrifié, immobile, subjugué, le Père Valentin reste un long moment sans comprendre. Il est là bloqué, figé, observant l’horizon, attendant sans doute le retour du phénomène qui cette fois l’emportera.
Mais comme elle ne revient pas, il retrouve peu à peu ses esprits, se palpe et pense même avoir rêvé. Il est pourtant bien vivant et ne se sent pas saoul du tout.
Il ramasse son vélo, remonte dessus et rentre à sa maison. Il ne parle de son aventure à personne. Il a peur des quolibets et se dit que si, il raconte son secret, les gens du village penseront que ce soir-là, il a trop goûté et abusé des élixirs du père Mathieu.
Il se pose quand même des questions. À t-il eut soudain une hallucination ? La boule serait t-elle le véhicule qui promène l’esprit du père Colboque ? Est-ce un miracle ? Va-t-il lui aussi être rappelé bientôt auprès de Dieu ?
Toutes ces questions restent encore aujourd’hui encore pour certaines sans réponse, mais occupent son esprit en permanence. Quel est le sens de cette rencontre.
Le Père Valentin a même un moment l’idée de prendre l’habit et de se faire moine, mais le courage lui manque. Une chose est sûre, depuis ce jour-là, tout ce qu’il entreprend est toujours réussi. Il devient très rapidement un conseiller très prisé et très écouté.
C’est lui qui tranche désormais les cas délicats. Les gens viennent de loin pour le consulter. Il est devenu le savoir sans jamais l’avoir appris.
Pendant plus de trente ans, il garde le silence sur son aventure. Il refait le chemin des centaines de fois, il veille à sa fenêtre des nuits entières attendant le retour hypothétique de sa boule de lumière.
La nuit, il rêve à de nouvelles apparitions, il l’appelle, mais elle ne revient pas. Un jour, il tombe malade, il croit qu’il va mourir, on appelle même le prêtre pour lui donner l’extrême-onction et devant la mort qui approche, il fait venir ses enfants à son chevet et raconte le secret de sa boule lumineuse.
Ses enfants croient qu’il délire et pour se soulager en parle à quelques bonnes âmes pour qu’elle aillent prier pour le repos de leur Père. Peu à peu tout le village est au courant.
Mais au fur et à mesure qu’il raconte son secret à ses enfants, ses forces reviennent, le sang circule mieux et au grand étonnement de son médecin et de Monsieur le Curé, la mort s’estompe. Le Père Valentin est sûr que son retour à la vie est l’œuvre de la boule lumineuse, mais son secret est désormais percé.
Il y a aujourd’hui plus de 45 ans que la boule a investi le corps du Père Valentin. Il n’a toujours pas élucidé le mystère d’une grosse boule et d’une grande frayeur qui dépassèrent les frontières du possible.
Chaque famille à la campagne a ses secrets. Ils sont jalousement gardés jusqu’au jour où… Parfois, ils défraient la chronique. Les langues prennent alors le relais des faits et les choses les plus anodines deviennent parfois impossibles à raconter.
Le temps a fui le temps, mais l’esprit est resté, et toutes ces histoires font partie des légendes de mon village et de ses habitants.