Le temps que les choses se fassent…ou se disent…Episode N° 2

Le temps passa et deux générations se succédèrent. Il y a maintenant la télévision, et nous sommes allés sur la lune. Beaucoup d’anciens ont disparus, ou sont partis travailler ailleurs. Plus personne ne prête attention au docteur Melchior.

Quelques fois, les paysans du village aux champs voient le dirigeable survoler les terres et disparaître derrière les hauts murs de la propriété. L’âne braille quand il aperçoit l’aéronef venant du ciel, on entend le ronronnement de son petit moteur à deux temps à cinq lieux à la ronde.
Le soir au café, les copains se préviennent. Parfois, le garde champêtre l’annonce discrètement quand il bat le tambour…, la vieille peur des représailles sans doute. Pendant le dîner, les pères disent aux enfants ” ne tournez pas autour du château, on a encore vu des fumées tout l’après-midi, on ne sait jamais” et ils changent vite de sujet .
Les enfants ont grandi dans la peur tyrannique du vieillard aux cheveux blancs. Mais, ils ne le craignent plus, ils en ont tellement entendu parler, ils en discutent même entre eux à l’’école. Certains, plus courageux s’aventurent jusqu’aux murs du château, mais jamais plus loin. Ils sont inviolables, infranchissables et la grille est toujours fermée à double tour.
Derrière les murs, il y a trois gros chiens, des dogues allemands, c’est Monsieur Coulon le vétérinaire qui l’a dit : il les a soigné, il paraît qu’’ils ont une gueule énorme.
Toutes ces choses ne sont pas faites pour briser la glace entre le Docteur Melchior et les habitants du village. Il faudra bien que ces choses changent un jour pense t’il en soupirant de tristesse.
Au carrefour de l’arbre liberté, la vieille Bugatti freine, vire et s’’engouffre dans le chemin qui va tout droit à la grille principale. Le père Hillairet fronce les sourcils, tout en labourant, il réfléchit, en transpirant à grosses gouttes, hissé sur son tracteur, arc bouté sur son volant noir et abruti par le bruit du moteur diesel.
Il arrive au bout du sillon, s’arrête, relève sa charrue par le mécanisme hydraulique, recule de trois mètres et repart dans une marche avant cahotante, pleine de soubresauts après avoir rabaissé le socle de la charrue pour qu’elle attaque la terre en profondeur.
Au premier tour de roue le soc métallique s’’enfonce sur plus de quarante centimètres de profondeur. Le fer en ellipse fait se retourner la terre sur elle-même et laisse derrière lui un sillon profond. La terre ainsi labourée dans cette période de sécheresse respire mieux.
Aux labours de novembre, les herbes enterrées font de l’’humus, surtout quand il pleut. La terre sera plus riche l’année prochaine. Il tient toutes ces astuces de son père, qui les tenait lui-même du sien. A son époque, c’’était un superbe percheron appeler Coquette qui tirait la charrue. Il fallait deux jours pour labourer. Le champ était beaucoup plus petit.
Il était entouré de “palisses”. J’adorais venir aux champs avec mon grand-père. Ce dernier m’apprenait plein de choses. Il n’aimait pas Mr le maire, ni son usine, et ses trois cents ouvriers et ouvrières. Il me disait qu’ils se faisaient exploités. A la période des labours, dès qu’il avait quitté la ferme des grands arbres, mon grand-père me laissait les guides et je menais Coquette. J’avais appris à claquer la langue pour mieux l’encourager..” oh là Coquette on avance…oh là .
Une fois arrivé aux champs, je courais après les grenouilles, sur les bords de La Trésance. Ce petit ruisseau prend sa source près du cimetière et se perd vers le château d’’eau. Dans les” palisses” qui bordent le champ, je courais après les sauterelles ou les papillons.
Quand je les attrapais, je les mettais dans une grosse boite d’allumettes de sûreté, achetée au bureau de tabac, je perçais le dessus avec des ciseaux pour leur donner de l’air.
Dans une autre, je mettais de superbes libellules au corps de fée et aux couleurs de rêve, magnifiques d’élégance. De temps en temps, je les relâchais, après les avoir nourris avec de l’herbe ou des fleurs. Ma mère en avait parfois assez de voir ma chambre transformée en laboratoire d’élevage, plus ou moins appétissant à regarder. Elle ouvrait la fenêtre et relâchait tout mes pensionnaires, qui s’envolaient à tire d’ailes délivrés de la prison que je leur avait faite.
Quand je m’en apercevais, je me fâchais en me promettant de mieux les cacher la prochaine fois. Mais ma mère découvrait toujours ma nouvelle cachette. Je devais à chaque fois redoubler d’’ingéniosité.
En été, je me gavais de mûres ou de noix sauvages enveloppées dans une coque verte, tachée de points noirs. Elles me jaunissaient les doigts. Je m’’en barbouillais le visage de gourmandise.
Quand je revenais à la maison, j’’entends encore ma mère me dire : “On dirait le vieil esclave noir du château”. C’est ainsi que, dans le village, on appelait le chauffeur du docteur Melchior. J’avais tellement honte que je courais me débarbouiller.
Trop petit pour atteindre l’évier car à cet époque nous n’avions pas de salle de bain et chacun se lavait à l’évier de la cuisine, à l’eau froide. Seul pour se raser, mon père avait droit à un verre d’eau chaude de la bouilloire entartrée qui restait en permanence sur la plaque de la cuisinière à bois.
Je montais sur un tabouret et je me mettais la tête sous l’eau froide. A l’époque, l’eau chaude n’existait pas au robinet. Il fallait utiliser la bouilloire qui chauffait toute la journée sur la cuisinière à bois . Elle marchait tout le temps, même l’’été.
Maman s’en servait aussi pour faire sa cuisine. Elle prétendait qu’il n’y avait rien de meilleur que sa cuisinière. Papa lui aurait bien acheté une à gaz, elle s’était butée et avait refusé. Elle ne voulait que sa cuisinière, un point c’est tout.
Combien de fois ai-je perdu l’équilibre une fois grimpé sur le petit tabouret… Je me retrouvais sur le dos, les quatre fers en l’air, au beau milieu de la cuisine de maman.
Tout en labourant, André se rappelait sa jeunesse, il lui semblait que c’était hier. Au bout du champ il recommence comme à chaque fois sa manœoeuvre et repart dans l’’autre sens. Il fait chaud, le col de sa chemise est ouvert. Il a un poitrail recouvert de poils noirs qui cache une constitution musclée. Trente ans de champs en ont fait un costaud.
Ses manches sont retroussées au-dessus du coude. Ses bras, ses mains, ses ongles sont noircis par la terre, ils sont halés par le soleil de septembre et de tout l’été. Au-dessus de la pliure de sa chemise, on aperçoit un muscle saillant, dont la blancheur rayée par une veinule ressortie, détone avec le bronzage naturel du à l’air du temps. Une vraie ligne de démarcation.
Il reconnaît immédiatement la vielle Bugatti qui descend la côte, le dépasse et s’éloigne. Il entend le beau ronronnement régulier du 8 cylindres du moteur italien dont le bruit s’estompe doucement en s’’éloignant.
En haussant les épaules, il pense :” Mais quand sera-t-on débarrassé de ce vieux fou ?”. Il n’est pas tout à fait désintéressé. Si le vieux Docteur disparaissait ou partait ses terres seraient à vendre, qui donc d’’autre que lui aurait les moyens de les racheter ?
Il était bien le seul du canton à pouvoir le faire. Il ferait de la monoculture et triplerait sa production. Au prochain remembrement il s’arrangerait avec l’administration, quitte à céder quelques arpents de terre à l’’un ou à l’autre.
Quand ils sont entre eux, ils trouvent toujours des solutions. Tout en réfléchissant, il termine son travail. Le champ est enfin labouré. Il s’arrête, descend du tracteur, nettoie le soc de la charrue avec un balai, puis il la remonte au plus haut possible et regrimpe sur son siège.
Il s’essuie le visage d’’un revers de manche, laissant de larges taches de terre et de sueur sur le tissu déjà bien sali et enfonce sur sa tête un béret basque. Il a un pantalon treillis Kaki, qu ’il a du acheter au stock américain. Dans ses pieds, il chausse de magnifiques rangers dignes des boys de la guerre du Vietnam.
La guerre, il connaît bien c’est un ancien combattant. Il l’a faite en Algérie avec son meilleur copain Marco Pelletier. Durant vingt-quatre mois, ils ont essuyé le feu “des fellagas“. Beaucoup de ses copains de régiment sont tombés. Lui et Marco en sont revenus. C’est un coup de chance, leur dernière heure n’avait pas encore sonné.
Mais que sont ils allés faire là-bas se dit il en pensant à eux, car personne n’’oublie ces moments là. Depuis qu’’il est démobilisé, il a gardé l’habitude des rangers et des treillis. C’’est tellement plus pratique, plus viril.
C’est dans cette tenue qu’’un soir il a connu Germaine. Elle était en panne avec son aronde noire sur le bord de la route. Il s’est arrêté et l’a ramenée chez elle. Il l’a revue au bal du foyer rural. Primo Largoni avec Bébert et son grand orchestre animaient le bal des anciens combattants.
Un peu enivré par quelques coups de blanc, il l’a invité à danser. Ils dansaient bien les bougres. Depuis, ils ne se sont plus quittés. Les mauvaises langues, la vieille Louise et tante Eva la couturière bossue, ont raconté qu’’ils avaient mis la charrue avant les bœufs.
Germaine, la fille de Firmin accoucha d’un prématuré prénommé Pierrot. Il pesait 3,5 kg. Les choses se passaient ainsi à cette époque. Pierrot a grandi, il va à l’école. Il a commencé chez Mme Lorioux au cours préparatoire, puis est allé au cours élémentaire. L’année d’’après, il passa chez Mme Lécuyer, Directrice, une femme de forte de constitution, bien en chair à l’air très sévère, mais juste et gentille dans le fond.
Sa particularité, c’est le bonnet d’âne qu’elle n’omet jamais de mettre, sur la tête de certains cancres lorsqu’’ils vont au piquet . C’était l’époque des tours de cour, punition aussi bête qu’inutile qui durent toute la récréation. Les punis tournent autour des platanes, les uns derrière les autres, en silence.
Pierrot se battait avec la géographie, l’histoire, la grammaire, les fractions sans oublier les règles d’’orthographe de l’incontournable Bled. Il est maintenant chez Mr Basque et prépare son certificat d’’études ensuite, il ira au lycée agricole de Saint-Jean d’’Angély, à moins que……Il a maintenant douze ans. Il a aussi un petit frère de neuf ans, Marc, qui porte un sobriquet “Gros sel “.
Le père Hillairet redémarre son tracteur et regagne le village en prenant la route suivie par la vieille Bugatti. A l’arbre de la liberté, il tourne à gauche, prend la route de la gare et descend vers l’’école. C’est l’heure de la sortie de l’usine. Elle n’est pas loin à quelques centaines de mètres de la petite gare.
La plupart des employés s’y rendent à vélo, c’est plus pratique et c’est surtout plus économique. Il reconnaît et salue Yvon Poirier, vacher à ses heures de loisirs, la famille Proust à deux sur une bicyclette, Jean Mériau le contremaître. En voilà un qui a bien réussi, il est parti de rien. Avec courage, il a su arriver à être parmi les responsables de l’usine. Il est encore jeune, il ira loin.
Le père David, Président du club de football, son épouse et bien d’autres le saluent respectueusement lui, le gros propriétaire. Les femmes rentrent directement à la maison, certaines passent par la coopérative, l’union épiceries situées sur la place ou chez le père Hervé, le boucher charcutier, depuis bientôt trente ans.
Elles font quelques emplettes pour le repas du soir. Les maris s’arrêtent au bureau de tabac pour acheter leurs cigarettes. Ils fument tous la même chose ou à peu près, des gauloises ou un paquet de gris. Puis, ils retournent tous sur la place du monument aux morts. Ils posent leur vélo, le long des vieux tilleuls et par petits groupes, discutent quelques minutes avant d’effectuer leur chemin de croix.
Les uns commencent au bar qui changea de nom au fil du temps des propriétaires successifs, “Café Longeau, “ Café Lasnes“, et maintenant “Chez Denise, pour se terminer au café du commerce chez le Père Lachaume ici depuis plus de 30 ans. Il nous a tous vu naître.
Chacun a son itinéraire propre, les uns commencent par chez Denise les autres par le café du commerce mais tous à un certain moment se retrouvent tous ensemble.
Jojo Martineau l’électricien, échange d’’interminables joutes au billard à 3 bandes, pendant que d’’autres jouent au baby foot. Les plus anciens tapent le carton et se lancent dans de longues parties de belote.On entend coincher, couper, surcouper, atout, sans atout, capot, cinquante, carreaux et dix de der, enfin tout un lexique, que dis-je, un bréviaire de connaisseurs dans un brouhaha de paroles, de cris, d’alcool et de fumées de cigarettes, qui enivrent tout ce beau petit monde, jusqu’à la nuit tombante.
Seul le tintement clair des pièces qui tombent dans la caisse du patron, tranche dans le bruit sourd d’un tumulte raisonnable. Vers vingt et une heures, chacun rentre chez soi pour la soupe, et pour s’’intéresser un peu aux choses de la maison. Ainsi va la vie, et c’’est dans cette ambiance surchauffée et enfumée que le père Hillairet arrive au café du commerce.
Il est passé par la ferme, pour garer son tracteur dans la grange, puis est rentré chez lui. Germaine lui a préparé une chemise propre, repassée avec le vieux fer qui lui vient de sa mère, il a encore sa poignée en bois. Elle a du le faire transformer de 110 à 220 volts. Certes, il n’est plus tout jeune, mais on est économe chez les Hillairet.
Tous les après-midi, la grand-mère assise dans son fauteuil près de la fenêtre donnant sur le jardin tricote, raccommode les pantalons, les chemises ou les chaussettes. Tout est vérifié et remis en état. Pas un bouton ne manque, c’est la règle.
Autrefois, on lavait le linge au lavoir, mais avec l’arrivée de l’eau courante, c’est terminé. Le père Hillairet a fait l’achat d’’une machine à laver, d’un réfrigérateur et d’’un congélateur.
Il se lave les mains avec du savon de Marseille, c’est moins cher et meilleur, pense-t-il. Il se passe la serviette sur la figure pour se rafraîchir. De grosses tâches de terre et de sueur collées à sa peau la maculent de traînées noires, très sales identiques à celles de ses revers de manches.
Quand Germaine verra ça, elle sera encore mécontente, pense-t-il. Il la repose toute mouillée et sale sur le bord de l’évier en pierre, enfile sa chemise et la rentre dans son pantalon. Il s’’approche de la grand mère toujours en train de repriser et lui dit :
“Grand mère, si Germaine me cherche je suis au café du commerce avec les copains, j’ai rendez-vous avec Jojo.
La Grand-mère
“Jojo Martineau, l’électricien. Oui, c’est lui. Dis lui de passer pour réparer la lumière de la cave”.
André
“Oui je vais essayer d’y penser”.
La Grand-mère
“André !”
André
“Oui Grand-mère”
La Grand-Mère
“Fais attention ne bois pas de trop, ce n’est pas bon pour ce que tu as”.
André
“Ne vous en faites pas Grand-mère, je serai là pour les informations”.
La grand messe du journal de vingt heure était suivi chaque soir comme un rendez-vous sacré par 90% des gens possédant la télévision…
La Grand-mère
“Oui, sois bien à l’heure, la soupe n’attend pas, je ne veux pas rater mon feuilleton de 20h30”.
André
“Mais c’est du cinéma, Maman.
La Grand-mère.
“Peut-être ,mais je l’aime bien et ce soir on saura le secret”.
André
D’’accord Grand mère…mais ce ne sont que des histoires inventées…, A tout à l’heure.
Quand il fut parti la Grand-mère marmona :” Ah foutus bonshommes, il n’’y a que leur bistro qui compte, de mon temps” … Elle bougonnait tout le temps comme le font les vieux quand ils commencent à radoter, mais elle est si gentille comme toutes les grands mères, elle a le cœur sur la main et tout ce qu’elles font n’est plus à faire.
Germaine entra juste pendant qu’elle bougonnait quelques mots qu’elle ne comprend pas…
Germaine.
“Maman qu’est ce qui ne va pas ?
“La Grand- mère”
C’est André il est encore parti au café ”
Germaine”
Comme tous les soirs maman, il ne peut pas s’en passer. Ce n’est pas bien grave il voit ses copains, je préfère ça que s’’il courait le jupon et il travaille si dur”
La Grand- mère.
“taratata de mon temps, ton père, mon Firmin” !
Germaine.
“Quoi Maman, Papa n’’y allait pas au bistrot lui” !
La Grand-mère.
“Certainement pas ”
Germaine.
“Tu as la mémoire courte, j’’étais petite, mais je l’ai souvent entendu rentrer tard Plus tard que ne rentre mon André et il n’’était pas toujours tout seul le père. Une fois pour les conscrits je crois, tu l’as fait coucher dans la cuisine par terre ? Tu n’étais pas très contente ce soir-là Maman”…
La Grand-mère qui sait qu’elle est d’une flagrante mauvaise foi n’’insiste pas, se tait et commence à bouder, elle n’aime pas être pris en tort …
Germaine.
“Moi mon André, il est toujours rentré tout seul.”
Vexée, la grand-mère s’’installe dans un mutisme coléreux qui durera au moins jusqu’au lendemain.
Germaine repère la serviette sur le bord de l’évier, pousse un soupir de désapprobation et l’enferme dans le grand sac à linge sale de la semaine. Quel vieux cochon pense-t-elle. Puis, elle repart vaquer à ses occupations ménagères car elle doit préparer le dîner.
A suivre

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